Du Master aux fruits de mer
"Imagine que tu oses et que tout se passe bien"
La vie est surprenante : alors que nous naissons dans un contexte que nous n'avons pas choisi, que nous menons une vie faite essentiellement de choix (le privilège du privilégié), nous trouvons souvent le moyen de ressentir un manque.
Lorsqu'un projet occupe notre cerveau, nous sommes concentrés sur la réalisation de celui-ci. Être occupé façonne une relation saine au temps qui passe : il en manque toujours lorsque ce projet est porteur de sens. Et il "ne passe pas" avec l'ennui.
Porteur de sens : c'est bien ce qui définit une situation confortable et intéressante. Ce qui motive à se mouvoir, à se réjouir ou encore à prendre place et s'épanouir dans le moment présent.
La plus belle des métaphores
Très tôt, j'ai su que mon métier serait au contact d'autres êtres humains. Et dans le domaine du sport. J'avais l'impression que le sport faisait partie de la vie, de la norme, et que, de fait, on ne pouvait pas éduquer ou s'éduquer sans le sport.
J'ai compris beaucoup plus tard que le métier que j'avais choisi, était en réalité une métaphore de la vie : on gagne parfois. On perd souvent. On se confronte, on se compare, on fait équipe, on s'encourage, on doit se motiver parfois, on s'engueule, bref, on participe. On vit.
Cette passion s'est essoufflée, en même temps que ma déception grandissait, au contact du sport-spectacle : celui qui véhicule plus d'argent que de valeurs et dont les stars-divas sculptent le superflu dans les médias. Par dessus tout, celui qui déséquilibre toutes les valeurs que je tente d'inculquer à mes élèves.
Parce qu'au final, la notion de travail - pourtant bien réelle - disparaît au profit des salaires mirobolants (indécents ?), permettant de s'afficher dans son plus beau carrosse, sur les réseaux sociaux. Porteur de sens je disais... Cette réflexion est certes un peu réductrice et génératrice de débats : il y a beaucoup de paramètres (sociaux, politiques et culturels notamment) qui expliquent le gigantisme du sport-spectacle et ses dérives.
Un mea culpa pour traitrise à l'encontre de toutes les sportives et sportifs professionnels qui travaillent de manière acharnée et qui ne sont ni responsables, ni concernés par ces dérives. J'ai une admiration pour ces personnes. Hélas, leur voix n'est pas toujours celle que la jeune génération, en recherche d'identification, écoute le plus.
Un mal-être grandissant
En tant qu'enseignant de sport et médiateur, j'ai pu observer chez certains jeunes un mal-être grandissant. Tout n'est pas lié au sport, évidemment. Mais tout est lié au sens. J'en suis convaincu. Et ce mal-être observable et observé, m'a conduit à remettre beaucoup de choses en question.
Ce Master en Sciences du sport et de l'éducation physique ne m'apportait pas qu'une situation confortable. Il m'offrait la possibilité de me réinventer, de créer de nouvelles limites en relevant des défis incroyablement intéressants pour ma carrière. J'aimais motiver, et parfois, je passais des nuits à réfléchir au bon exercice à proposer aux sportives et sportifs professionnels que j'accompagnais : dix heures de réflexions, de tests, de travail, pour un exercice de dix minutes.
Peu importe, la passion et le perfectionnisme me donnait l'énergie nécessaire. Cette énergie créatrice, porteuse de sens dans bien des domaines.
Les défis de l'adulescence
J'aimais mon travail et mes élèves, mais je commençais à souffrir de les voir parfois si démunis.
Un jour, j'ai pris conscience que dans ces conditions, l'enseignement du sport, autant métaphorique qu'il soit, ne suffirait plus à m'épanouir. Avec ma fonction de médiateur, j'étais témoin du mal-être tellement grandissant chez certain.es étudiant.es, que je me sentais pris dans un étau : âgés de quinze à vingt-et-un ans pour les plus anciens, j'avais conscience d'une partie de leurs défis. Cet âge où le corps change et où le regard qu'on y porte, souvent (in)volontairement confrontant entre pairs, change au grès de notre estime personnelle. Enfin, cet âge où la responsabilisation tant espérée depuis l'adolescence devient fardeau.
Aucune généralité dans mes propos, mais les cas dont j'avais connaissance me touchaient beaucoup. Pour certains, c'était une bénédiction de passer à l'âge adulte. Pour d'autres, c'était comme être catapulté dans un monde inconnu et anxiogène, accompagnés de tout le pack : travailler pour subvenir à ses besoins. Réussir ses études. Parvenir à s'endormir en mettant de côté les soucis existentiels, à nouveau bien présents au réveil. Gérer les addictions de toute sorte, dont le rôle anesthésiant était devenu indispensable, etc.
Mission impossible 8 : l'éducation
Mettre des arrivées tardives, répondre aux demandes de l'institution en expliquant que les cours de sport sont obligatoires (avis aux lecteurs fugueurs des cours de sport), et pour la énième fois, négocier une heure de pratique, en affirmant que tout ira mieux ensuite.
Cette journée type, qui commence systématiquement par des "oh nooooon" lorsque les élèves entrent dans la salle et qu'ils voient un ballon de basket (ça fonctionne aussi avec une raquette de badminton, un ballon de foot, de volley, des tapis, ou tout autre matériel qu'on peut trouver dans une salle de sport), est une caricature un peu provocante, mais pas très éloignée de la réalité. Elle ne montre pas à quel point on peut s'attacher à nos élèves, lorsqu'une relation de confiance mutuelle s'installe.
Le cadre est indispensable pour mener à bien notre mission formatrice. Et je suis reconnaissant pour la liberté qui m'est accordée d'exercer mon métier, de la façon qui me paraît la plus équilibrée. Je souligne juste la difficulté qu'un enseignant peut par moment ressentir, dans le discernement des priorités. Il n'est pas toujours facile d'apprivoiser le décalage qu'il peut y avoir entre les besoins de nos étudiant.es (à ne pas confondre avec les envies) et le fonctionnement de l'institution.
Je faisais souvent face à un problème de cohérence (c'est mon avis). Et je commençais à en souffrir. Mon empathie prenait de plus en plus de place. Je souhaitais encourager davantage, celles et ceux qui en avaient besoin. Pour tenir. Au-delà du cours de sport. J'avais le sentiment d'avoir épuisé les ressources à disposition.
Tout est fait et pensé avec bienveillance, pour améliorer l'inclusion et répondre aux besoins. Mais il manque clairement des outils. Et des moyens.
En décembre 2020, la perte de sens était consommée.
Je l'ai retrouvé dans un contexte impossible à anticiper.
A la recherche de sens
Un besoin profond de vivre une expérience altruiste s'est fait sentir. J'avais identifié, quelques années auparavant, ce qui me rendait heureux, et qui était donc porteur de sens. Il s'agissait du fait d'aider.
Il fallait donc que je parte vivre une expérience altruiste. Et de préférence, au plus proche de la pauvreté et de la définition que je m'en faisais. Et comme si je devais exorciser quelque chose, j'avais besoin de risque, et de me rendre la vie encore plus difficile.
J'ai donc réfléchi à ce qui avait été négatif comme expérience dans ma vie : mon voyage en Thaïlande, l'odeur des fruits de mer, et la vente (je n'étais pas à l'aise avec les questions d'argent).
En toute (il)logique, je suis donc parti le 24 décembre 2020, vendre des fruits de mer en Thaïlande.
Qui veut des crevettes ?
J'ai rapidement été mis dans le bain, et confronté à mon désir de vivre une expérience orientée vers l'autre. Un camion qui avait récupéré des fruits de mer à Bangkok, devait me mener à Phang Khon, un village de la province de Sakon Nakhon, au Nord-Est de la Thaïlande, pour aider une famille à vendre des fruits de mer.
Nous passions de village en village avec des lourdes caisses remplies de ces "fruits", que les normes d'hygiène suisses auraient condamnés à une deuxième mort certaine.
Il m'a été difficile de me bouger de mon lit dès le quatrième jour. Et c'est à ce moment-là que j'ai compris que mon altruisme avait ses limites.
Les trois premiers jours avaient été physiquement difficiles - très peu d'heures de sommeil, et des journées de quatorze heures de travail. Mais contrairement à ce que je pensais, je n'étais pas encore dans une démarche altruiste. J'avais tout à y gagner : pouvoir rentrer en Suisse et raconter cette histoire. Cette expérience hors normes était quelque chose d'incroyable.
C'est seulement une fois que j'avais accepté d'entrer dans une démarche où je n'avais plus rien à gagner (là aussi c'est ce que je croyais), que j'ai senti ce que procurait une véritable démarche altruiste.
Depuis ce jour, j'ai été gâté comme jamais en matière de satisfaction personnelle. La reconnaissance de la part des gens que j'étais venu aider était enveloppante. Et je me plaisais à me nourrir de choses simples et existentielles : la joie de vivre de ceux qui n'ont de loin pas la moitié de ce que j'ai (matériellement). Tout n'est pas si rose, évidemment, mais la leçon de vie était belle et bien présente. Et le sens commençait à revenir dans ma vie. Mais pas totalement.
C'est seulement lorsque je suis rentré en Suisse que "la révélation" est apparue.
Un nouveau regard
J'étais parti au contact de la pauvreté, que j'imaginais loin de chez moi. C'est pourtant bien dans mon pays natal que je l'ai ressentie le plus. Les différences de niveau de vie dans une même région sont légions.
Il m'était difficile de sortir de mes représentations de la pauvreté, avant que je découvre cet endroit "pauvre" de Thaïlande. Si l'argent n'a pas le monopole de la richesse, le manque de moyen n'a pas non plus celui de la pauvreté.
C'est en voyant les visages marqués par le stress et la tristesse (c'est mon interprétation) de la majorité des gens se rendant au travail lors de mon arrivée en Suisse, tôt le matin, que j'ai compris que je n'avais pas besoin de partir si loin pour aider. Les besoins sont réels aussi ici.
Ils s'expriment différemment qu'une main tendue pour de la nourriture. Aucune main ne se tend pour enquérir de la dignité, de l'estime ou simplement recevoir une quittance au travers d'un "bonjour", d'un simple regard. Mais devoir cacher sa détresse, sa honte d'avoir moins, ou toute sa difficulté à payer ses factures est, pour un pays comme la Suisse, un signe que les inégalités sont présentes, même sans forcément être visibles.
Il en est de même pour les maux qui les accompagnent.
Et... action!
La crise sanitaire ayant contraint la population quasi mondiale à se confiner, il était temps de passer à l'action.
Créer un projet comme celui de GIFTBOOSTER est très complexe. Il faut accepter de passer par tous les états d'âme. Et oser se lancer. Les coûts d'une telle plateforme sont faramineux, et les aides financières absentes.
Mais après avoir travaillé une centaine d'heures par semaine avec passion et détermination, une première plateforme a pu voir le jour en juillet 2021. Rien n'aurait été possible sans que l'univers ne fasse pousser des âmes bienveillantes dans mon jardin (le proverbe persan se réalisait).
Vincent fut pour moi une de ces âmes. Sans lui, rien n'aurait été possible. Lors de notre premier contact téléphonique, et après lui avoir parlé de mon projet, sa réponse fut claire :
"Tu n'as pas les moyens à toi seul de financer ce projet, mais on va le faire."
Il a sa propre entreprise de création de website, et possède une certaine notoriété. Ses conseils et son regard bienveillant ont suffit à me donner la force de continuer, même quand les bâtons était plus grand que mes roues.
Grâce à lui, nous avons pu lancer un premier concept, qui servirait de test à ce que GIFTBOOSTER est devenu. Tout est parti de cette phrase provocante, entendue un matin à la radio :
"Si chaque personne qui avait les moyens de le faire donnait ne serait-ce que 2 balles, alors il n'y aurait plus de faim dans le monde".
Cela m'avait heurté : pourquoi ne le fait-on pas ? Ma rage ne pouvait rien y changer, les raisons étant d'ordre pratique - impossible de récolter, de transformer cet argent en nourriture et de la distribuer où se trouvent chaque besoin. Remplies d'enjeux socio-économico-politico-etc. aussi.
Je m'étais promis d'y réfléchir. Et voici ce qui en était ressorti :
"s'il est impossible pour une organisation de récolter cet argent et de le distribuer au bon endroit, alors nous devons le faire tous ensemble : amenons l'argent au bon endroit, en étant nous-mêmes les yeux et les oreilles de notre société."
GIFTBOOSTER : un plan en deux phases
Le concept fonctionnait comme ceci : vous pouviez lancer une cagnotte avec la somme que vous vouliez, et après l'avoir confiée à un proche, il la faisait grandir en ajoutant à son tour une petite somme. Puis, il transmettait cette cagnotte à une personne de confiance, en lui demandant d'en faire bon usage, et en ajoutant aussi quelque chose pour la suivante ou le suivant.
L'objectif était d'atteindre la somme de 100CHF.
La dernière personne ayant la cagnotte à disposition, était responsable de la distribuer à quelqu'un dans le besoin. "Les yeux et les oreilles de la société". Seul, on ne peut pas connaître tous les besoins, mais ensemble, on est capable d'infiltrer une partie de la détresse.
J'avoue que ceci était idéaliste, mais tout était fait pour que chaque participante ou participant à la cagnotte sache toujours qui la détenait. On pouvait donc suivre virtuellement l'évolution de la cagnotte, et lorsqu'elle était distribuée, on recevait une notification expliquant comment notre argent avait été distribué. L'anonymat de la ou du bénéficiaire était respecté, et elle ou il avait la possibilité de dire merci, ou de transmettre un message aux participantes et participants.
Le test a duré 6 mois, et nous avons distribué 31 cagnottes de 100CHF.
Je savais que 100CHF ne changeraient pas la vie, mais mon but était ailleurs : ne jamais négliger la puissance d'une "petite tape" encourageante sur l'épaule, d'un regard ou d'un geste bienveillant. Et ces cagnottes étaient reçues comme telles.
Quand deux rêves se réalisent
Un jour, j'ai reçu un téléphone d'Alexandra. Cette femme de 34 ans m'a ôté la voix et mis des larmes de joie dans les yeux, en m'expliquant pourquoi c'était le plus beau jour de sa vie.
Elle venait de recevoir une cagnotte, et avait pu réaliser deux de ses rêves. Le premier était de goûter pour la première fois de sa vie à des sushis. Elle n'avait jamais eu les moyens de s'en offrir, et cette fois-ci, elle avait pu prendre 15CHF de sa cagnotte pour se faire ce cadeau.
Son deuxième rêve était encore plus touchant : elle m'appelait pour me demander comment elle pouvait faire pour créer à son tour une cagnotte avec le reste de l'argent, et ainsi pouvoir aider financièrement quelqu'un dans le besoin, ce qu'elle n'avait jamais pu se permettre.
Mais le bilan n'était pas toujours autant réjouissant. Un élément est revenu plusieurs fois : un sentiment de malaise était ressenti par une partie des participant.es lorsqu'il s'agissait de demander à un proche de participer à son tour. C'était difficile pour certain.es de parler d'argent ou d'en demander à leurs amis ou famille.
J'avais de mon côté été le témoin de ce malaise en accompagnant des étudiantes et étudiants en difficulté, qui devaient affronter l'inconfort tous les jours, en demandant de l'argent à tel ou tel organisme, ou à d'autres proches pour manger.
Mais je comprenais ce malaise et avais dès le départ refusé de me positionner en juge. Chacun ressent ce qu'il ressent dans ces contextes inhabituels.
Tous les commentaires m'ont permis de comprendre ce qu'il était possible d'améliorer. J'ai surtout vu qu'il y avait beaucoup de sensibilités différentes. Mais par contre, je n'ai pas eu un seul retour négatif au moment où la cagnotte était distribuée. Les participant.es se sentaient bien d'avoir pu aider quelqu'un. Ils y trouvaient du sens.
J'étais prêt à aborder la dernière phase de mon plan, vieux de plusieurs années. Le gros chantier débutait pour créer une plateforme qui répondrait aux besoins des contributeurs, mais qui apporterait surtout un impact positif dans plusieurs domaines, à proximité de chez nous.
Le besoin de savoir comment notre argent serait utilisé, mais aussi celui de pouvoir choisir librement la cause, sans que cela nécessite de mobiliser ses proches. Et, cerise sur le gâteau, le tout en faisant marcher le commerce local. Et en économisant de l'argent.
Des belles âmes
Tout était à faire, et comme par magie ou miracle, après une année de demande de fonds (sans succès, mais à chaque fois avec des compliments sur le projet) et de demande de devis qui me laissaient souvent le goût du désespoir en bouche, de nouvelles âmes désintéressées apparaissaient dans ma vie. Aujourd'hui, la plateforme existe parce que derrière tout ceci, il y a des personnes qui y ont cru, qui m'ont offert du temps, des compétences, et accordé des rabais sans lesquels je n'aurais jamais pu réalisé ce rêve.
Le temps viendra où je nommerai ces âmes. Cela fera sans doute, l'objet d'un prochain article.
Je ne peux me résoudre à les déposer juste comme ça en fin de note. Ils méritent d'être au centre d'un nouveau récit, comme ils ont été et sont encore, au coeur de ma gratitude.